Après un voyage en Palestine fin octobre 2013, ils écrivent à François Hollande
Une dizaine de personnes (dont C. de Lyon) ont effectué un voyage en Palestine en octobre dernier. Frappés par ce qu’ils ont vu, ils ont adressé un courrier à F. Hollande avant son voyage en Israël du 17 au 19 novembre 2013.
L’ancienne sénatrice Monique Cerisier ben Guiga fait partie des signataires.
8 novembre 2013
Monsieur le Président,
Prochainement, vous allez vous rendre en voyage d’Etat en Israël et en Palestine, où vous représenterez la France et les Français. (Le voyage de F. Hollande a eu lieu ) N.D.L.R
Citoyens français, nous nous sommes rendus du 19 au 30 octobre 2013 en Cisjordanie occupée puis à Akka (Saint Jean d’Acre) dans le cadre d’une mission d’information et de solidarité de l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS). Nous avons rencontré des Palestiniens résistants, sans discours de haine, luttant quotidiennement pour leurs droits, leur liberté, la survie de leurs familles et de leur société, pour la Paix.
Loin des cortèges officiels de berlines blindées aux vitres fumées, notre mission a fait des constats qu’elle vous soumet.
Sharon disait, en 2001 (interview du 12 avril à Haaretz) : « Nous devons comprendre que la guerre de 1948 n’est pas terminée. La paix n’est pas à l’ordre du jour pour les 50 ans à venir ».
En miroir, les Palestiniens répètent : « Pour nous, la Naqba (expulsion de 1948) continue chaque jour ».
Voilà, de l’aveu concordant des deux parties, la réalité de la bataille en cours sur ce terrain où vous vous rendrez à la mi-novembre.
La guerre de conquête coloniale entamée avec l’appui des grandes puissances en 1917 continue et, malheureusement, tout sera fait pour que vous n’en voyiez rien. Sans passer par le check-point de Qualandia, où vous ne subirez pas, comme nous, l’humiliation des cages, des tourniquets et des ordres hurlés, on vous conduira rapidement à Ramallah, où se concentre la richesse issue de la rente de l’aide internationale à l’Autorité palestinienne.
Depuis la ville nouvelle de Rawaby, destinée aux bénéficiaires de cette rente, vous aurez une vue panoramique des campagnes palestiniennes réduites à la pauvreté. Comment imaginer l’éviction accélérée des populations palestiniennes qui s’y déroule ? La puissance occupante fera le nécessaire pour vous en empêcher.
Comment pourrez-vous mesurer l’ampleur de la destruction du tissu économique palestinien ?
Dans le cadre d’une visite d’Etat très cadrée, il vous sera très difficile de discerner la politique de « séparation », qu’en d’autres temps et autres lieux on appelait l’apartheid.
On ne vous laissera rien voir de la judaïsation de Jérusalem-Est, ni de la détresse des paysans de la vallée du Jourdain, dont 95% des terres ont été spoliées par les organisations de colons dès 1967, et auxquels l’eau est rationnée au niveau de 15 litres par jour et par personne (le seuil minimal fixé par l’OMS est de 100 litres).
Nous espérons que les observations de terrain que nous vous soumettons seront un utile contrepoint au caractère inévitablement réducteur de la brève visite d’Etat que vous effectuerez en Palestine occupée.
Notre premier constat : l’éviction des Palestiniens à Jérusalem-Est et en zone « C ». C’est une épuration ethnique sans massacre collectif, (50 enfants tués et 552 blessés tout de même en 2012, selon l’OCHA), menée avec un rationalisme sophistiqué et effroyablement cruel.
Ainsi, dans la ville de à Jérusalem, le plan d’occupation des sols affecte 13% des terrains les plus densément construits de la ville aux 35% d’habitants palestiniens. Il est donc impossible de leur attribuer des permis de construire, expliquent les autorités municipales israéliennes : ce n’est pas de la discrimination mais de la bonne administration ! Toute construction palestinienne, illégale par définition, est donc menacée de destruction et détruite le jour où l’occupant le décide.
Les quartiers surpeuplés de Silwan et Boustan, en contrebas de la vieille ville, doivent devenir un parc archéologique et un centre touristique d’où toute trace d’un passé autre que juif aura été détruit : des centaines de familles sont en voie d’expulsion. La destruction d’une vingtaine de maisons palestiniennes est imminente. Le but : enserrer la vieille ville d’une ceinture rapprochée de peuplement exclusivement juif, les colonies périphériques constituant la seconde.
Dans la vieille ville elle-même, le même processus qu’à Hébron est en cours : immeubles rasés, familles palestiniennes expulsées, colonies extrémistes établies dans la vieille ville ou ses faubourgs immédiats, sous protection militaire, rendant méthodiquement la vie impossible à leurs voisins.
La présence arabe à Jérusalem-Est est en sursis. Tout concourt à ce que Jérusalem-Est, ville rendue exclusivement juive par la force, ne soit jamais la capitale de l’Etat palestinien.
En zone « C » (62% du territoire de la Cisjordanie, sous contrôle militaire israélien exclusif), toute construction en dur est interdite aux 150 000 Palestiniens qui y subsistent encore. Celles qui préexistaient à 1967 peuvent être rasées. Cela comprend les habitations, les structures agricoles, les écoles, les dispensaires et les réservoirs d’eau de pluie, fussent- ils antiques. Les mêmes villages de tôles et de tentes en plastique ont été détruits, cinq fois consécutives, au cours de l’été, dans la vallée du Jourdain, et l’armée a interdit à la Croix-Rouge ainsi qu’à vos services et à ceux de l’ONU de secourir les familles (cas non isolé de Mak’hul) sans qu’aucune protestation ne soit émise. En 2012, 540 constructions ont été rasées en zone « C » et donc 815 personnes déplacées, dont 400 enfants chiffres de l’OCHA).
La spoliation des terres agricoles palestiniennes au profit des colonies s’est amplifiée : 9300 hectares ont ainsi été arrachés à leurs propriétaires entre 1997 et 2012. La surface agricole contrôlée par les colonies a augmenté de 35% depuis 1987, selon le chercheur israélien Dror Ektès. Ainsi, le village de Nabi Saleh, que vous verrez au loin, depuis Rawaby, a perdu l’accès à la moitié de ses terres arables, dont il détient les titres de propriété, depuis l’établissement de la colonie d’Halamish en 1976. Il ne peut cultiver une partie de ce qui lui reste en raison des destructions de récoltes par les colons et du manque d’eau (le village reçoit 12 heures de fourniture d’eau par semaine pour ses 450 habitants). Il se heurte, comme dans de nombreux villages qui s’opposent par la résistance non-violente aux Murs de l’apartheid et à la colonisation, à la violence des colons et à la répression de l’armée d’occupation.
Second : la destruction méthodique, par l’occupant, du tissu économique palestinien. Les accords de Paris de 1994 ont renforcé le caractère captif du marché palestinien, emprisonné dans ce que l’économiste israélien Lev Grimberg nomme « l’enveloppe d’étranglement » : quasi impossibilité d’accéder au marché israélien, obligation d’importer d’Israël à prix fort. Hors diamants, les exportations israéliennes vers la Palestine occupée sont en seconde place (6% du total) juste après les Etats-Unis, et les importations en provenance de Palestine ne représentent qu’ 1% du total de celles-ci. Voici le versant économique du conflit asymétrique en cours.
Oléiculture, vignoble d’Hébron, maraichage de Tulkarem, élevage des zones semi arides, industrie et artisanat, tout péricliterait totalement si l’incroyable résilience de la société palestinienne ne faisait front.
– Israël livre au compte-goutte intrants et produits phytosanitaires ? Les Palestiniens se mettent à l’agriculture biologique.
– Israël bloque les camions de raisins trois jours aux check-points afin qu’ils arrivent pourris sur les marchés ? Les producteurs du vignoble d’Hébron se lancent dans une fabrique de jus de fruit.
Mais cette riposte a ses limites, d’autant plus qu’elle est sapée par l’Union européenne, dont les importations en provenance de Cisjordanie sont produites à hauteur de 95% dans les colonies (où travaillent, sur des terres dont ils sont légalement propriétaires, des Palestiniens réduits à l’état de sous-prolétariat).
Quant à la production industrielle, elle souffre du manque de matières premières et de produits intermédiaires, de la concurrence des importations israéliennes et asiatiques réalisées par le commerce israélien, de la contrebande que la fragmentation du territoire favorise. Elle souffre de la destruction de ses installations : ainsi ne reste-t-il de l’industrie multi-centenaire du savon à Naplouse que 5 savonneries sur les 39 de 2000, car elles ont fait partie des cibles privilégiées des bulldozers israéliens lors de la répression de la seconde intifada.
La conquête du maximum de terres palestiniennes débarrassées du plus possible d’habitants palestiniens, objectif poursuivi par Israël dès l’aube de son histoire, est en cours de réalisation par l’effet conjoint de l’éviction des populations et de la destruction du tissu économique.
Comme il n’est plus possible de réaliser à notre époque un transfert forcé de population semblable à celui de 1948, le rassemblement des 150 000 habitants qui subsistent encore en zone C, après 46 ans de persécution quotidienne, s’organise. Parqués dans les enclaves de Jénine, Naplouse, Ramallah, Bethléem et Hébron, ils ne feront plus obstacle à la réalisation du « Grand Israël ». Ces « réserves » palestiniennes, peuplées de ruraux transplantés et prolétarisés, sont en train de devenir des zones de relégation, isolées les unes des autres, où le « dé-développement » exercera ses ravages encore mieux qu’en zone C aujourd’hui. Ces enclaves n’occuperont plus que 20% environ de la Cisjordanie. L’état israélien est en train d’annexer, de fait, 80% du territoire de l’Etat palestinien admis à l’ONU il y a un an.
Troisième constat : Une telle politique suppose évidemment une terrible répression politique sur le peuple conquis: tout est légal pour les Israéliens, illégal pour les Palestiniens : la machine à incarcérer est bien huilée. Un Palestinien, c’est d’abord quelqu’un qui a été détenu ou qui est un détenu en puissance : Israël détient le triste record des « détentions administratives» arbitraires et illégales.
Quant aux Palestiniens de l’intérieur, ils doivent faire face à la « judaïsation » des villes à majorité arabe telles que Saint Jean d’Acre et à un arsenal de lois et dispositifs de ségrégation qui les marginalisent de plus en plus : habitats, services, éducation, emploi … sans parler du regroupement forcé de près de 70000 Bédouins du Néguev, eux aussi citoyens d’Israël.
Monsieur le Président, vous appartenez à un parti dont les principes condamnent le colonialisme, la discrimination raciale et religieuse, la distribution inégale des richesses. Vous êtes le Président d’une Nation qui s’est engagée, en les signant, à faire respecter, où que ce soit dans le monde, les conventions internationales sur le respect des Droits humains et des Droits des peuples. Ceci s’applique tout particulièrement aux peuples soumis à une occupation militaire, à des opérations de conquête territoriale, de spoliation, d’épuration ethnique, ainsi victimes d’un « sociocide ». C’est cela qui se réalise, jour après jour, dans le pays où vous allez faire une visite d’Etat.
Nous vous demandons solennellement de ne pas faire de la France la complice de la violation systématique de la légalité internationale dont nous avons été témoins – en rompant avec la politique du « deux poids, deux mesures » et en condamnant, par des actes, la politique coloniale israélienne. Les Palestiniens le disent : « Si nous n’avions face à nous que les Israéliens, ce ne serait rien, mais nous avons les Etats-Unis et l’Union européenne qui lui accordent une totale impunité et c’est ce qui lui permet de nous écraser ».
Nous, citoyens français et européens, affirmons solennellement que les Palestiniens doivent cesser de servir de boucs émissaires pour l’antisémitisme européen et le génocide nazi. Il est inacceptable que ce soient eux qui paient aujourd’hui le prix de ces crimes passés.
C’est pourquoi, Monsieur le Président, nous vous demandons de rendre à la France le rôle moteur qu’elle doit jouer en Union européenne et à l’ONU pour que cesse l’injustice faite au peuple palestinien depuis près d’un siècle. Il y va de l’honneur de notre nation, de notre avenir et aussi de l’avenir d’Israël. La politique de violence, d’oppression et de ségrégation menée par l’Etat d’Israël à l’égard des Palestiniens, placés sous sa domination depuis plus de 60 ans, détruit les valeurs de progrès qui sont fondatrices de la légalité internationale contemporaine.
Elle détruit aussi nos valeurs parce que nous nous faisons les complices de la violence de l’occupation par les relations économiques privilégiées, la coopération militaire et sécuritaire, l’accès privilégié que nous offrons à Israël dans les structures de l’Union européenne.
Cette complicité active doit cesser. Il est temps de soutenir tout autant les Israéliens fidèles aux valeurs démocratiques que les Palestiniens en résistance, par une politique qui conditionne nos relations avec l’Etat d’Israël au respect du droit international.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre haute considération.