Vendredi 25 mai 2012 à 20 h

ANTIGONE

Interprété par des comédiens palestiniens, le drame de Sophocle acquiert une force particulière. Car pour s’être opposée à l’ordre établi, Antigone la rebelle est condamnée à être emmurée. Et c’est de ce mur que naît la spirale tragique…
« Malgré une fuite effrénée des âmes vers la folie et l’anéantissement, la pièce de Sophocle reste un chant d’amour et d’espoir. » (Adel Hakim)

Texte de Sophocle traduit en arabe, surtitré en français

Mise en scène Adel Hakim,

Théâtre National Palestinien

Au Théâtre de Vénissieux

Tarif de groupe : 13 € – Reraités, Chômeurs : 11 €


Créée à Jérusalem-​​Est en mai 2011, elle sort des fron­tières de la ville occupée, trans­portant avec elle le poids et la géo­graphie du conflit israélo-​​palestinien — et l’on est frappé par la réso­nance de la tra­gédie pales­ti­nienne contem­po­raine avec le texte de Sophocle, qui date de près de deux mille cinq cents ans. Pas d’identification avec des situa­tions his­to­riques, des lieux ou des per­son­nages, mais une mise en abîme autour de la notion d’injustice et une médi­tation phi­lo­so­phique sur la rébellion et le sens du sacré.

Antigone, condamnée par Créon à être emmurée vivante parce qu’elle a voulu donner une sépulture à son frère Polynice, est une figure d’insoumission uni­ver­selle et intem­po­relle ; elle prend ici une force par­ti­cu­lière incarnée avec cha­risme et lumi­nosité par Shaden Salim : « Tes lois ne sont pas assez puis­santes pour nous interdire de res­pecter celles des Dieux. » La jeune comé­dienne donne à son per­sonnage une fougue et une com­ba­tivité qui touchent et impres­sionnent et apporte par sa seule pré­sence une couleur sup­plé­men­taire au texte : « Lorsqu’on a vécu comme moi plongée dans le malheur, la mort n’est pas un malheur. » Le malheur et la répé­tition du malheur d’Antigone est aussi celui de tout le peuple pales­tinien, qui, comme elle, n’a plus peur de la mort et, face à l’injustice et la spo­liation, s’ancre dans la résistance.

La langue de Sophocle, adaptée par Adel Hakim, et la langue arabe — dans la tra­duction d’Abd El Rahmane Badawi — se font écho et donnent corps à la tra­gédie mythique dont nous sommes tous imprégnés en lui insuf­flant une portée poli­tique singulière.

Dans son affron­tement mortel avec Créon — Hussam Abu Eisheh qui campe autant un roi de l’Antiquité qu’un homme poli­tique d’aujourd’hui —, Antigone sur­en­chérit sur la trans­gression avant tout parce qu’elle est femme, faisant dire à celui-​​ci : « Si je la laisse triompher c’est elle l’homme et non plus moi. » ou encore : « Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi. » En bou­le­versant les conven­tions de genre, Antigone devient une des pre­mières figures fémi­nines de résis­tance de l’histoire et trace une ligne éthique de déso­béis­sance contre tout pouvoir inique et arbitraire.

La pièce aborde aussi la question de la relation à la terre et du droit à être enterré sur sa terre. Elle se permet une incise dans la tra­gédie grecque, par la voix de Mahmoud Darwich qui nous arrive en toute évidence disant le poème Sur cette terre :

Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opi­nions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, le com­men­cement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le sou­venir aux conquérants …/…

Une irruption d’autant plus fondée que le poète n’a pu être inhumé à Jéru­salem — tout comme Yasser Arafat —, mais à Ramallah sur injonction du gou­ver­nement israélien.

La scé­no­graphie d’Yves Collet est une belle épure. Un plateau dépouillé d’où est érigé un mur avec des dizaines de petites ouver­tures, comme des mou­cha­rabieh sty­lisés, et sur les­quels vont être pro­jetés textes et images, deux portes à bat­tants d’où se règlent les entrées et les sorties des comé­diens. Les cos­tumes en domi­nante noir et blanc et dégradés de gris captent et res­ti­tuent la lumière. Et puis il y a la magie du jeu musical du trio Joubran qui accom­pagne le texte du début à la fin et en module l’intensité. Les trois frères musi­ciens, issus d’une famille de luthiers de Nazareth, sont des artistes d’exception et mêlent dans leur réper­toire tra­dition orientale et création contem­po­raine. Com­pa­gnons de route de Mahmoud Darwich dont ils ont mer­veilleu­sement inter­prété la poésie, ils viennent donner un sup­plément d’âme à ce dis­po­sitif à la fois sobre et d’une richesse extrême.

Si Créon et Antigone dirigent le jeu, il faut encore citer les autres comé­diens : Alaa Abu Garbieh (Hémon, Chœur), Kamel Al Basha (Mes­sager, Chœur), Mahmoud Awad (Tirésias, Chœur), Yasmin Hamaar (Eurydice, Ismène), Daoud Toutah (Le Garde, Chœur). Tous sont justes et épatants de vérité et viennent sou­ligner la grande qualité de for­mation du Théâtre National Palestinien.

Fondé en 1984, le Théâtre National Pales­tinien, ou Théâtre Al Hakawati (le conteur) est le seul théâtre de Jérusalem-​​Est. L’Autorité pales­ti­nienne ne pouvant y sub­ven­tionner des ins­ti­tu­tions, il dépend des aides inter­na­tio­nales et des par­te­na­riats avec l’étranger pour mener à bien ses acti­vités de création et de dif­fusion. Malgré des condi­tions de travail et d’existence extrê­mement âpres, sa renommée est main­tenant reconnue au niveau inter­na­tional. Il s’était notamment produit en France avec Al Jid­da­riyya (Murale), de Mahmoud Darwich au théâtre des Bouffes du Nord en 2007 et avec Le collier d’Hélène de Carole Fré­chette, dans une mise en scène de Nabil El Azan, accueillie au Théâtre des Quar­tiers d’Ivry en 2009. Ce fut aussi le point de départ du désir d’Adel Akim de sou­tenir et tra­vailler avec le Théâtre National Pales­tinien dont le niveau de jeu remar­quable des comé­diens ne passa pas inaperçu.

Aujourd’hui, la situation est par­ti­cu­liè­rement pré­caire et les acti­vités du Théâtre, qui aupa­ravant se dérou­laient aussi en Cis­jor­danie et à Gaza, ont été consi­dé­ra­blement réduites. La pré­sence de ses acteurs en France est pour eux une for­mi­dable bouffée d’oxygène, une échappée du quo­tidien oppressant de la colo­ni­sation, et aussi pour le public français une occasion rare de saisir les enjeux de leur résis­tance et d’en débattre avec eux.

Marina Da Silva, samedi 10 mars 2012

Source blog.mondediplo.net